Lettre à mon grand père
Jamais envoyée
Lundi 24 février 2005
Il pourrait me rester les yeux pour pleurer mais par bonheur il demeure aussi en moi la force d’écrire. De t’écrire. T’écrire des mots que tu ne liras jamais. Tiens! d’autres diront, c’est bien dans son habitude cela: s’adresser à des gens sans leur offrir l’opportunité de lire. Un bougeoir est allumé et le silence règne autour de moi. On entend le vent soulever les rideaux dans l’arrière cuisine et aussi des voix résonnent dans la cage d’escalier. C’est lundi et Jean est entre la vie et la mort. Je l’imagine calme dans l’attente. Oui, c’est ainsi que je le perçois. Car une fois que le corps se déglingue, que lui reste-t-il sinon ce calme muet, son âme tranquille flottant autour des tuyaux et du bip des machines. Des traits clairs, verts, lumineux sillonnent un écran noir, témoins du calme. J’aurais aimé te poser encore mille questions, des questions que j’ai consigné dans mes carnets. Qui sait? Peut-être que tu m’offriras le temps de te les formuler. Car après tout, on ne sait pas, on ne peut jamais savoir. Même si les espoirs sont bien maigres, ils existent et font qu’on s’en retourne bien vite à ce que l’on a manqué. Vite, vite, des fois qu’on pourrait les sauver, ces instants manqués qui maintenant se font la malle à la vitesse grand V. Quelle est ta vitesse à toi? Croisière? Déjà tu vogues bien tranquille, cap sur l’éternité. Tu as mis le cap mais je veille sur cette trajectoire au cas où… tu changerais pas par hasard? Virement de bord, marche arrière. C’était une fausse route. Ce serait bien ta première déroute. Est-ce que je n’idéalise pas un peu? Cher Mohaï, je sais que tu sais après tout, que tu sais combien vous avez compté Marie-Lou et toi. Je sais que tu sais et je sais qu’elle sait. Et c’était pas la peine de se le dire avec des mots. Cela aurait été grossier de se le dire, n’est-ce pas? Cela aurait été comme filer un grand coup de sabre dans cette dans l’intimité.
He! Reste un peu, un tout petit peu. Je te le demande comme je l’avais demandé à Marie-Lou. Elle m’avait entendue. Et toi? M’entendras-tu? Et s’il n’en est pas ainsi, alors au diable les espoirs. Que ta volonté soit faite cher Mohaï comme tu as toujours su la mettre à l’épreuve dans ta vie. Un Mohaï, c’est bien ce que tu es et je fais le vœux de pouvoir un jour déposer une petite fleur au pied de ces statues si lointaines dressées de l’autre côté de la planète pour honorer ta mémoire. Ton histoire, à l’image de ces colosses de pierre n’a jamais vu faillir tes principes et tes lois. A disposition je n’ai que cette petite bougie pour marquer ta présence. Et c’est elle qui m’éclaire comme m’ont éclairé tes mille réflexions sur le monde. Celui qui pleure, pleure et ne construit pas. Je préfère ce silence qui m’accompagne que n’importe quelle présence qui malmènerait mes émotions si fragiles à cette heure. Pleurer pour qui? Pour quoi? C’est heureux qu’il faut être quand on a en face de soi des vies comme celle du Mohaï.
Je regarde la carte du monde. Merde! Ce sera pas une maigre aventure que d’aller déposer une brindille, une broutille à 5000 km au large des côtes du Chili. Ce sera pas de la tarte. Vrai de vrai. Mais puisque l’on court toujours après quelque chose, puisque telle est la condition humaine, voilà de quoi m’occuper pendant plusieurs années. Je m’embarque, je sais pas quand je reviendrai mais une chose est sûre, quand je reviendrai je n’aurai pas l’âme plus satisfaite, j’aurai juste la sensation, éphémère, d’être moi-même.