Sunday, July 01, 2012

ANECDOTES



Mon Oncle. Instinctivement vous imaginez un homme haut de taille, la mine patibulaire mais un peu égarée, longiligne, un pipe coincée entre les lèvres et un pardessus sans forme accroché sur les épaules. Vous n’y êtes pas du tout. Mais je voulais commencer ce post comme ça. Car si vous n’y trouvez pas les créations de Tati, vous pourrez au moins y lire les histoires de Tonton. Elles ne datent pas d’hier mais elles étaient là, sorties de ma plume, enfouies au fond des pages, notées au terme d’un repas familial, lorsque le café refroidissait dans la verseuse et que les estomacs repus, commençaient la phase non sans peine de digestion.
Espion ou scribe?

Il y a plusieurs années, mon oncle et sa compagne partaient visiter le musée d’art contemporain de Milan avec un couple d’amis sujet aux engueulades. Ils habitaient Nice à l’époque et la capitale lombarde constituait une destination de choix pour sa proximité. Au cours du trajet, tous embarqués dans la même auto, la femme du couple en question est prise de doute: elle pense avoir laissé sur secteur le fer à repasser. Ils sont à mi chemin entre les deux villes; l’idée de revenir sur leurs pas pour vérifier l’état de l’appareil ménager est rapidement exclu d’autant plus qu’il s’agit d’un doute. D’un doute seulement. Au pire, il chauffe et rend l’âme. Personne ne pleurera un fer à repasser mais voilà notre protagoniste prise de douleurs terribles à l’estomac. Il faut trouver un hôpital en Italie. Aux urgences, il y a beaucoup d’attente. Un interne dépité annonce à son collègue: «ce soir, trois malades, trois morts». Sans attendre leur tour dans le couloir qui mène à une morgue potentielle, l’équipe en vadrouille décide sur le champ de quitter les lieux. Il est aux alentours de onze heures du soir et temps de trouver dare-dare un hôtel où passer la nuit. Milan n’est pas encore rendue. C’est à Gêne port lugubre et désert qu’ils décident d’établir le campement. Tous les hôtels sont malheureusement complet. Il ne reste qu’un établissement de luxe dont le prix de la chambre ne sera connu qu’au petit matin… Arrivés à Milan, il est midi sonnante et ils s’attablent pour le déjeuner. Un conflit éclate au cours du repas sur l’origine de la viande: la femme du couple défend qu’il s’agit d’agneau, l’homme affirme que c’est du bœuf. Ne pouvant trouver un terrain d’entente, l’homme en colère quitte la table sans donner aucune explication. Ils se retrouveront dans un glacier de la ville et finiront par visiter le musée qui rappelons-le était le but de l’excursion.

Ce même couple aux fantaisies mémorables part un jour sur la Costa Brava en vacances. A ce stade de la réunion familiale, je me ressers du café froid, passe outre la digestion en péril et ne désire plus quitter la table. Même, si certains ronflements montent des chaises voisines, je me tiens à l’écoute, les oreilles pointées vers la source. Le narrateur fait rouler un épais bouchon de liège entre ses doigts, triture la ferraille qui l’encercle. Le couple se loge dans une petite pension de la côte. A la fin du séjour, la femme découvre au milieu des vêtements emportés pour le voyage une liasse de billets. Il est décidé sur le champ de taire la trouvaille miraculeuse des fois que les propriétaires de la pension y verraient un lien avec une réclamation de clients antérieurs. C’est l’allégresse. Les vacances touchent à leur fin mais pourquoi ne pas s’offrir un bon gueuleton dans un restaurant ainsi qu’une nuit en pâture avec la jet set méditerranéenne. Ils mettent leur projet à exécution, heureux comme des princes.
Quelques mois plus tard, arrive le premier tiers des impôts. La femme a l’habitude de conserver une somme en liquide dans l’armoire de la chambre à coucher dans la demeure matrimoniale. Les piles de vêtements bien repassés sont mises sans dessus-dessous. Impossible de mettre la main sur l’argent destiné au trésor public. La facture du cinq étoiles s’en souvient encore.

            Récemment sur la route du grand Sud, je m’arrête à un déjeuner pour le saluer. C’est enfin le début de l’été et il fait enfin chaud. Je gare une Ibiza flambant neuve, rayée par mes soins au contact d’un buisson au début invisible, sous les platanes. La douleur d’une absence pèse. Maintenant, partout où l’on va dans ce grand Sud, elle pèse. On franchit le pas des maisons et elle pèse doublement, triplement. Peu importe, les photos en noir et blanc sont sorties. Je les regarde et apprends de nouvelles anecdotes. Cette fois pas le temps de noter. Nous faisons les 100 pas devant la bibliothèque. Certains ouvrages que je reconnais me renvoient dans le passé. Un fauteuil, des livres, un tapis en coco. Oui, j’en prends. Ne t’inquiète pas. «Ah mais attends, tu as lu ce truc?» Mon oncle est parti chercher un numéro de Marianne. Récent. «Écoute ce poème». La vague du siècle déferle. THE wave.

Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
hommes des pays loin
cobayes des colonies
Doux petits musiciens

soleils adolescents de la porte d’Italie
Boumians de la porte de Saint-Ouen
Apatrides d’Aubervilliers
brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
au beau milieu des rues
Tunisiens de Grenelle
embauchés débauchés
manœuvres désœuvrés
Polacks du Marais du Temple des Rosiers 

Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone
pêcheurs des Baléares ou bien du Finisterre
rescapés de Franco
et déportés de France et de Navarre
pour avoir défendu en souvenir de la vôtre
la liberté des autres 

Esclaves noirs de Fréjus
tiraillés et parqués
au bord d’une petite mer
où peu vous vous baignez

Esclaves noirs de Fréjus
qui évoquez chaque soir
dans les locaux disciplinaires
avec une vieille boîte à cigares
et quelques bouts de fil de fer
tous les échos de vos villages
tous les oiseaux de vos forêts
et ne venez dans la capitale
que pour fêter au pas cadencé
la prise de la Bastille le quatorze juillet

Enfants du Sénégal
dépatriés expatriés et naturalisés 


            Volontiers, je lui prends le magazine des mains pour finir cette lecture qui s’est vu barrée par ses sanglots.

Enfants indochinois
jongleurs aux innocents couteaux
qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
de jolis dragons d’or faits de papier plié
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
qui dormez aujourd’hui de retour au pays
le visage dans la terre
et des bombes incendiaires labourant vos rizières


On vous a renvoyé
la monnaie de vos papiers dorés
on vous a retourné
vos petits couteaux dans le dos


Étranges étrangers
Vous êtes de la ville
vous êtes de sa vie
même si mal en vivez
même si vous en mourez. 


          
            Il s’est ressaisi: «Tu te rends compte de la contemporanéité de ce texte». C’est Jacques Prévert. En 1951.

            Repartie au volant de la petite noire, il faudra avaler ça. Je prends la rapide puis ressors. Axe parallèle. Après-midi chaud. Je me perds dans la sous-préfecture pour m’éclipser un peu plus loin. Un panneau indique un coin rupestre. Je m’y engage, arrive sur une place, me gare. Sur la plaque, il est écrit: «richesse intérieure». La destination finale m’accueille:
-         Je t’attendais
-         Et moi, j’ai quelque chose à te raconter