Saturday, December 17, 2011

CHASSE A L'HOMME - épisode 5/7

- Eh! Vous! Vous n’allez pas vous faire la malle maintenant! dit Joséphine à mon intention.

Je lui répondis que non, qu’elle se rassure, que je souhaitais juste déplier mes jambes quelques instants. Dans le reflet de la vitre, je voyais qu’elle m’observait. D’après ce que je pouvais en juger ses regards était peu courtois.

- Oui, revenez un peu par ici, m’interpella de nouveau Joséphine. La Bernard story n’est pas terminée. Prenez cela pour information.

- Je le vois bien que vous n’êtes pas au bout de ses peines, lui répondis-je en attrapant une boîte en bois qui traînait sur une table. Vous savez jouer aux dominos demandais-je à Gold Leaf?

Il paru surpris puis, recroquevillant sa main sur son nœud de cravate, il tira dessus accompagnant son geste d’une étirement du cou, remonta ses manches et nous commençâmes à remuer les pièces face contre table. «Ça me rappelle un club de vacances où j’ai séjourné commenta-t-il sans cacher son enthousiasme. Je présidais le cercle. Le cercle des amis du domino. Un truc bien, je vous le dis». Je souriais. Il est des époques de la vie où chaque geste n’est que la répétition d’une scène déjà vécue. On appelle ça le souvenir.

- Alors quoi!? Il l’a attrapée cette belette? demanda le jeune aux patins, comment vous l’appelez déjà?

- Monica, jeune homme. Non, c’est elle qui l’a attrapé. C’était à prévoir comme je vous ai laissé entendre, répondit Joséphine.

- Dépend, souffla Patins-à-Roulette depuis sa chaise.

- Ils se sont revus. D’abord avec parcimonie. Ils se voyaient au «café-crème», rive gauche, elle lui glissait des lettres.

- Parce qu’ils venaient pas dans vot’ rade? interrompit Patins-à-Roulette

- Non, vous pensez bien. Venir ici aurait pu générer des ragots dans le quartier. Et puis arrêtez de jouer de la roulette avec vos patins, c’est horripilant à la fin! Les premiers mois de leur histoire, comme je vous disais, c’était des rencontres courtoises même si au fond d’eux, il existait déjà une intention bien formée. Un désir que l’amie Monica prenait un malin plaisir à affûter de la pointe de sa plume. Bernard était troublé et elle, elle revenait à la charge avec une patience de chasseur. Elle déplia une des lettres qu’elle tenait dans sa boîte.

Cher Bernard,

Que peut faire un homme en présence d'une femme qui ouvre le bal des confidences et s'empresse d'ajouter qu'elle n'est qu'une illusion? Il cherchera à s'assurer que cette femme n'est pas le fruit de son imagination comme honteusement elle le prétend. Ainsi donc vous avez réagi. Laissez-moi vous mettre à l'aise marquis. Je ne voudrais voir naître aucune équivoque. Cette femme qui vous écrit est bien celle que vous connaissez. Quel autre aspect pourrait-elle avoir? Elle vous entretient par lettre car elle n'a que ce moyen mais si elle se trouvait en face de vous, elle vous communiquerait de vive voix. Et si vous consentiez à partager avec elle les plaisirs de la chair, c'est avec elle que vous auriez à traiter et point avec une autre... à votre regret peut-être. Pourquoi lui jetez-vous au visage ses aveux? Plus simple. Pourquoi me jetez-vous au visage mes aveux en leur reprochant de n'être point assumés. Marquis, vous me laissez bien sceptique.

Sceptique et consternée d'apprendre que vous refusez invoquant des motifs désespérément hors de propos. Que j'eusse été une de vos étudiantes constituerait donc une barrière que votre morale se refuse de franchir. Cet argument se passe de tout commentaire tant il est grotesque. Je me demande s'il ne s'agit pas d'une mauvaise plaisanterie de votre part. Allons marquis, n'avez-vous de cesse de jouer avec moi! Dans l'hypothèse où vous ayez foi en l'authenticité de cet argument, je me risquerais à vous révéler une chose, marquis: vous souffrez de confusion voire de contradiction. Car tout en vous, vos propos implicites, votre comportement, vos allusions répétées invitent à croire que c'est précisément une espèce qu'ardemment vous chassez. Dois-je alors comprendre que c'est parce que mon temps d'appartenance à cette espèce est révolu que je suis exclue des cibles de vos tirs? Je me meurs marquis!

Le second argument n'est en revanche pas dépourvu de sens mais il ne saurait être avancé pour le cas qui nous concerne. Puisque vous misez sur la discrétion lors de vos aventures, il me paraît judicieux de choisir des personnes situées hors du cercle de vos relations. Je ne vois cependant sur notre orbite graviter que deux électrons: vous et moi... Il y a peut-être des sauts d'énergie mais ils sont bien rares. Est-ce cela qui justifie le quantitatif "beaucoup trop" que vous apposez à "personnes en commun".

Pour ajouter à mon trouble, car j'essaye en vain de comprendre votre logique, vous condamnez une morale que vous réhabilitez quelques lignes plus loin.

Si je m'en remets à mon analyse marquis, vous m'exposez un refus froid et pragmatique. Et comment pourrais-je alors me résigner? Je ne suis assoiffée que d'une seule chair; la votre. Vous me souhaitez l'exquis mais c'est avec vous que je l'envisageais. Ce soupçon de mansuétude ne m'offre aucune consolation; vous me souhaitez ce que vous pourriez me donner et délibérément vous me le refusez.

De plus, tout comme il n'existe qu'un seul antidote à un poison, il n'existait qu'une seule voie pour être délivrée de ma malédiction. Cette voie, ce chemin, c'était vous. C'était vous et vous n'êtes point disposé à l'ouvrir. Ah! je suis bien trop désespérée pour poursuivre. Il ne me reste que le replis de mon coude pour abriter mes yeux et l'affliction qui s'y lit maintenant. Il semble que je sois juste capable d'enflammer votre cruauté et jamais d'éveiller vos égards. Marquis, adieu.

De l'épicentre de l'infortune

Justine

«Il y eut un jour où je le vis débouler comme s’il avait le diable aux trousses, poursuivit Joséphine après avoir lu la lettre à voix haute. Ce jour-là, il n’était ni question de kir royal, ni de café. Il avait une de ces mines! Et les joues empourprées et le col de la chemise qui prenait des ondulations, et la montre qui cachait sa face sur le poignet et les cheveux en bataille. Il paraissait avoir couru une heure de footing sous le soleil de Palavas.

- J’ai jamais eu envie d’elle, Joséphine. Enfin je veux dire… quand je l’ai revue, je l’ai trouvé très attirante, je vous l’ai dit, mais à partir de là, je l’ai regardé comme un fantasme rien de plus. Je n’avais pas l’intention de la courtiser ni même de la revoir. Mais il y avait ces provocations irrésistibles. Irrésistibles, vous entendez! Lisez plutôt cette lettre Joséphine. C’est ahurissant.

Il m’avait tendu une enveloppe froissée. Il avait dû l’envoyer à la poubelle après lecture puis la repêcher à posteriori, comme la précédente. En outre elle possédait des taches de gras par-ci par-là.

«C’est la deuxième qu’elle m’envoie m’avait dit Bernard. Je me suis défendu de ses avances bien sûr. Elle m’appelle «marquis»! Elle se prend pour Justine c’est incroyable. Lisez, mais lisez donc me harcelait Bernard. Sur ce, il m’avait arraché l’enveloppe des mains et avait sorti lui même la lettre en me la mettant sous le nez. C’était une lettre d’invitation à la passion avec quelque froideur et quelque distance. Elle était imprimée sur un papier de format A4, rien de plus ordinaire.

Alors nous y sommes. Enfin vous m'éclairez. La bestialité, l'animalité, la spontanéité. Trois facteurs qui sont loin de régir notre relation effectivement. Voici donc en quoi vous êtes empêché de la concevoir. Comme cela est limpide.

Vous refusez car vous ne voulez rien planifier. C'est bien légitime et correct. Pourquoi vous obstinez-vous avec vos miséreux arguments alors qu'il y a là une explication si simple?

Ainsi donc vous définissez un nouveau terrain de lutte dans lequel vous nous dressez l'un contre l'autre; vous affectant le corps, moi le verbe. Mais il n'y a nulle raison de nous opposer de la sorte. Si je cherchais la matière cérébrale en vous, je n'aurais aucune raison de vous écrire. Comprenez, vous jouez votre rôle à la perfection marquis. Je m'incline.

Vous trouvez dans mes textes des envolées lyriques? Vous parlez de mon style? Il est des plus communs pourtant. Je n'ai glissé aucune folie dans ma prose sinon dans mes propos. Vous référiez-vous à cela? J'atteste; ils étaient bien fous mes propos. Encore, j'en tremble marquis.

Votre style quant à vous - puisque vous lancez le sujet - est bien évasif. J'en déduis au semis de vos pointillés que je rencontre dans les allées de vos phrases. Vous plantez des bref, vous faites l'impasse sur les transitions, vous arrosez vos textes de connotations lubriques. Et vous n'aimez pas écrire. Vous préférez l'action, pure, brève et intense. Il n'y a guerre que les sorciers, les sorcières qui affectent du goût pour les deux. Ou plutôt qui arrivent à loger dans un seul et même corps le tempérament fougueux du Don Juan et le prosateur talentueux.

Cela dit, je suis bien en colère. Chaque fois, vous me traînez dans vos allusions. Racontez. Racontez donc ce qui pourrait choquer, vous dîtes, mon innocence. Versez-moi pour le moins une obole: vos confidences. Sans quoi je serais tentée, trop facilement peut-être, de voir en vous un mythomane. La fabulation serait-elle contagieuse?

Allez! Je sens une autre fois que la nuit nous appelle. Vous, les femmes. Moi, les feuilles. Quel sera le plus euphorisant à terme? En dépit de vos talents marquis, vous ne pouvez répondre. Cela, vous ne pouvez en juger.

De ces plaines désertiques du nom de l'Infortune, où vous m'avez conduite, je vous écris et je vous écrirai.

FIN DE L EPISODE 5

Saturday, December 10, 2011

CHASSE A L'HOMME - épisode 4/7

«Après le départ d’Alfredo, le sang chauffé par les godets de kir, Bernard me fit signe de m’approcher. Il voulait me parler sans qu’une oreille indiscrète puisse entendre notre conversation.» Joséphine avait quitté son tabouret de conteuse pour dévisser le siphon de l’évier. L’objet en main, elle se releva et, les bras appuyés sur le comptoir, continua. «Je me suis postée devant lui et lui ai demandé à mi-voix:

- Une femme?

Bernard avait baissé les yeux et hoché la tête:

- On ne peut rien vous cacher Joséphine. Je finirai par vous appeler Mme Soleil.»

Une mouche avait commencé ses tours de chauffe au dessus des tâches de cassis. D’un geste sec, Joséphine abattit le siphon sur la marque que la mouche avait choisi pour l’heure de son festin.

Elle poursuivit:

- «Il n’y a pas voyance qui tienne Mr Bernard. Je vous l’ai déjà dit. Vos remarques ésotériques me fatiguent. Il n’y a que la passion pour vous transformer un homme de cette manière. Un homme ou une femme du reste. Les passions ne sont pas sexistes, elle frappe tout le monde! Elles sont juste imprévisibles. N’est-ce pas Mr Bernard?

- Vous êtes dans la cible, avait répondu notre individu, mais vous n’avez pas atteint son centre. Cette femme est venue sur l’échiquier de manière fortuite mais… disons plutôt qu’elle est revenue. Vous allez trouver cela cliché mais c’était mon étudiante.

- Ah oui! Je vois, le mythe de l’étudiante, la douce ingénue. Décidément vous faites bien la paire avec l’ami Alfredo.

Bernard m’avais attrapé le bras brusquement, il avait l’air irrité par mes sarcasmes.

- Non Joséphine, vous n’y êtes pas. C’ETAIT mon étudiante, je vous ai dit. Maintenant c’est une femme, c’est cela qui m’a ému. Son visage s’est durci mais n’en est pas moins dépourvu de beauté. Sa démarche était gauche, elle est devenue sûre et droite presque scandaleusement assurée. Cela m’a bouleversé.

- Une femme belle et intelligente d’après ce que je comprends. Si ce n’est donc plus la petite ingénue des bancs de fac cela signifie que vous pouvez monter la garde Mr. Bernard.

- Qu’est-ce que vous êtes mélodramatique! Je ne vous ai pas encore parlé d’elle et déjà vous en dites du mal! Ne seriez-vous pas un peu jalouse par hasard?...»

Louis était passé derrière le comptoir avec des choppes sales dans les mains. Il les entreposa dans l’évier et sans que Joséphine eut le temps de protester, il avait ouvert le robinet à plein régime. Il poussa un cri lorsqu’il vit l’eau couler sur ses pieds. Tout en continuant de nous parler, Joséphine serra le robinet d’un geste sec et repoussa Louis en arrière avec le bras. «Je me suis penchée à l’oreille de Mr. Bernard, poursuivit-elle et je lui ai soufflé: ʺIl se pourrait bien que je sois un peu jalouse…ʺ

Joséphine tourna les talons en direction du sceau et de la serpillière. «Mr. Bernard, continua-t-elle était resté sans réaction, le saligaud. Un coude soupesant sa tête bouclée, le coin de ses yeux s’était plissé accompagnant le demi-sourire de béatitude qui s’était minutieusement posé sur son visage». Joséphine swinguait, le talon écrasant au sol un carré de coton destiné à en finir avec ce dégât des eaux intempestifs. «Alors, je lui ai demandé:

ʺEt comment qu’elle s’appelle cette Rita Hayworth du canal St Martin?

- Une déesse de l’amour? Je n’irai pas jusque là.

- Peu importe. Alors? Vous lui donnez un nom à cet oiseau rare du quai de Jemmapes?

- Monica. Il y a quelques semaines, nous nous sommes croisés sur l’échangeur. Nous nous sommes reconnus… J’ai été frappé au premier abord par cet air froid qu’elle affectait lorsque interloqués, nous sommes restés nous dévisageant. Puis, c’est elle qui m’a tendu la main, l’a serrée chaleureusement en pressant l’autre par dessus. Quand ma main s’est retrouvée en sandwich entre les siennes, elle souriait. Je trouvais cette poignée de main trop cordiale et l’embrassai sur les deux joues. Vite fait, elle m’expliqua qu’elle venait d’aménager dans le dixième, qu’elle avait quitté la porte d’Asnière où elle ne pouvait plus respirer. ʺC’est sûr qu’à deux pas de la place de la République, tu dois te sentir un peu plus à la campagneʺ, avais-je commenté d’un air moqueur. Nous avons ri ensemble.ʺ

«Il était foutu Bernard, commenta Joséphine. Les démons de midi frappaient à sa porte et de grands coups encore! Comme quand vient l’huissier, messieurs-dames. Il était prêt à tomber dans cette amourette sans lendemain et disposé à mettre en péril la combinaison si juste Petra-les jumeaux». De la vapeur s’échappait du petit lave-vaisselle situé sous le comptoir. Je vis monter le volute et le fixai comme si un génie allait apparaître de façon soudaine. «Génie, mon bon génie, faites que…». Faute de croyance religieuse, je m’en remettais souvent à ces mirages obèses coiffés d’un bonnet d’Aladin pour formuler mes vœux.

La vapeur d’eau s’était dissipée et Louis alignait les verres à bière sous la rangée de bouteilles d’apéritif en prenant soin de disposer le pied en l’air. A ce génie qui avait l’habitude d’exister l’espace de quelques secondes dans mon imagination, à cet exécuteur de rêve, j’avais confié mes souhaits. Il me les avait tout simplement servis. Sur un plateau. Un plateau bien lustré. Un plateau d’argent.

Elle mettait vraiment beaucoup de matière dans ses récits notre Joséphine. Elle était généreuse comme un pain de campagne. Je me levai et marchai jusqu’à la baie-vitrée où je restai à observer le défiler de la rue, les mains nouées derrière le dos. La nuit était tombée. Les gargotes et les autres bouges de la rue de la Grange aux Belles étaient comme des bulles de lumière jaune posées en enfilade. Les étals de fruits et de légumes brillaient sous le auvent de plastique. Des piles de cartons remplis de provisions nouvelles attendaient sur le trottoir. «Bientôt, chaque chose sera à sa place, pensai-je depuis mon poste d’observation. Les boîtes de thon, de sardines, les paquets de coquillettes et de farine…»

FIN DE L EPISODE 4

Saturday, December 03, 2011

CHASSE A L'HOMME - épisode 3/7

N’existe-t-il pas des événements qui orientent votre existence dans une nouvelle direction? Un événement-courbe si vous préférez. Là, ce n’est plus Joséphine qui parle, c’est moi, votre conteuse du début. Permettez-moi de faire ce commentaire. Qui ne peut en effet dénicher un événement appartenant à cette catégorie? Cherchez bien, il est posé quelque part sur le tracé de votre vie. Localisez-le, attrapez-le, serrez-le bien fort –il se débat, il est nerveux l’animal- et rendez-vous compte: sans cet événement, la suite de votre histoire devient subitement une énigme. Que serais-je devenu? Qu’aurais-je fait?

Joséphine aussi était de cet avis. «Le week-end qui suivi, j’ai donc fermé le bar. On était en décembre, il faisait froid et les promenades sur les berges du canal se faisaient rares. Cela réduisait le nombre de clients». Joséphine ouvrit la boîte en ferraille et en sortit une photo. On y voyait deux gamins, à plat ventre sur les luges, tirer la langue au photographe. «Des chutes de neige avaient adouci la campagne prés d’Auxerre où ma sœur avait sa maison. J’avais emmené les mômes chez elle.

Leur père n’a pas appelé du week-end, ce qui m’a profondément étonnée et dans une autre mesure alertée. Cependant, le dimanche soir, quand je descendis du wagon avec les garçons en gare de Lyon, il était là, devant la terrasse du Train Bleu. Il avait même une mine plutôt réjouie. J’ai pensé sur le moment que cette courte retraite l’avait remis d’aplomb».

Joséphine nous faisait passer la photo. Mon voisin de comptoir, un homme qui fumait Gold Leaf sur Gold Leaf me la tendit. Au dos étaient inscrits à l’encre noire le mois et l’année où elle avait était prise. Dix ans. C’était l’âge de la photo et aussi les années qu’il fallait additionner à celles des deux «lugeurs» pour les imaginer aujourd’hui. La photo circulait. «Deux jeunes hommes suivant la voie de leur père, étudiant le droit à l’université Dauphine?». C’était un type en costard cravate qui avait parlé. Il n’avait pas dit un mot jusque là mais je l’avais remarqué. Le cuir de ses chaussures était assorti à celui de sa mallette qui se tenait bien droite sur le siège qu’il n’occupait pas. Un modèle un peu trop strict à mon goût avec des soufflets exagérément marqués sur les faces latérales. Mais le ton feuille-morte de ce cuir me plaisait. Costard-Cravate, décroisant les jambes, se leva de sa chaise. L’écho de ses talons frappant le carrelage résonna dans la salle. Il s’approcha du bar et lâcha la photo à côté du sucrier. Joséphine qui ne voulait pas perdre le fil de son histoire éluda la question: «Un autre jour ce sera leur tour, ne vous en faites pas. A propos, comment savez-vous que Bernard a étudié à Dauphine?» demanda-t-elle à Costard Cravate.

- Vous l’avez mentionné vous-même il y a quelques instants, dit Costard-Cravate sur un ton ferme.

- Je ne pense pas cher Monsieur répondit Joséphine du tac ou tac. Mais peu nous importe les dons divinatoires de nos auditeurs.

Costard-Cravate sortit un journal de sa mallette à click, un journal qu’il semblait avoir lu cent fois, et commanda un autre kir royal à Louis. Il le déplia et apparut une grille de mots croisés dont le texte situé au dessus était barré de noir.

Le couple prés de la fenêtre était parti. Joséphine reprit en élevant la voix pour couvrir le brouhaha émanant des bords du comptoir.

«Peu de temps après le week-end à Auxerre, il me fut donner à connaître la cause des changements d’humeur de notre ami Bernard. Le lundi soir, après le cours du droit du travail qu’il donnait aux étudiants de troisième cycle, il venait siroter un verre avec son ami Alfredo. Un kir royal justement –inutile de vous dire qu’elle avait regardé Costard-Cravate en apportant ce détail- Ce soir-là, ils en prirent plusieurs en commentant les prouesses de cet allemand Schumachin au grand prix d’Australie. Ils étaient grisés et Alfredo mit les bouts le premier prétextant un dossier à compléter. Alfredo était avocat au barreau du 10ième et défendait sans héroïsme les vieux qu’on voulait déloger, les voleurs à la tire, les locataires en cessation de paiement. C’était un homme altruiste mais il avait un faible: il aimait dormir avec les babysitters de ses enfants, qu’elles lui donnent de la purée de banane à la petite cuillère et qu’elles lui talquent le torse avant de s’endormir».

En entendant ces mots, Costard-Cravate leva le nez de sa grille et interrompit notre conteuse. Il paraissait outré:

- Madame, permettez-moi de vous faire observer que vous exposez la vie intime des habitants du quartier à des inconnus!

- A la bonne heure! dit Joséphine en mettant le poing sur la hanche comme si elle allait se mettre à chanter un refrain d’époque, un truc dans le genre Berthe Sylva, vous voyez?

Mais non, elle ne se mit pas à chanter.

- Qu’est-ce que vous vous imaginez, se défendit-elle en le regardant bien droit dans les yeux. Les personnes dont je vous parle vivaient dans les environs de la Grange aux Belles il y a plus de dix ans. Ils sont partis, je ne sais ce qu’ils sont devenus et je serais bien surprise de les revoir. Par ailleurs, je ne vous ai pas précisé mais je fais comme dans les livres: je change les noms de mes protagonistes. Bernard ne s’appelle pas Bernard, Alfredo, non plus. Il n’existe pas plus de Bernard que d’Alfredo, de Petra ou de Monica!

Monica? Je scrutai Joséphine avec un intérêt grandissant. Cette petite bonne-femme n’avait pas fini de me surprendre. Elle concoctait donc ses récits avec beaucoup de minutie sans laisser le moindre détail au hasard. Costard-Cravate avait tombé sa veste et semblait un peu nerveux. Le front luisant et il se tourna vers Gold Leaf sollicitant une cigarette. Joséphine reprit son récit.

FIN DE L EPISODE 3