Quand
on force le trait, l’objet devient plus visible. C’est bien connu. Le regard ne
devient-il pas plus intense surligné par le dessin du khôl? Le genre
anticipation semble induire les mêmes effets lorsqu’il s’applique à une série
dépeignant notre société occidentale embourbée dans les sables mouvants de la
technologie, de la compétition et dans la vénération de la salade de chèvre
chaud et du tournedos à la sauce roquefort.
Cette série, elle porte un nom qui plante d’emblée
le décor: trepalium. Prend ses racines dans le mot latin «torture» nous dit
Robinson, l’instit. rescapé du clash social ayant eu lieu trente ans plus tôt.
Et nous y sommes, au cœur d’une civilisation ayant bondi dans le futur. Ce saut
dans le temps a scindé la société en deux: les actifs et les zonards. Les
travaillants et les sans travail dit autrement. Un mur type RDA/RFA les
séparent, gardé par des tortues ninja un peu moins bossues mais la carapace
lustrée et le fusil clinquant, prêt à l’emploi cela va de soit. Les uns sont
propres, déambulant dans une esthétique mi-bienvenu à gattaca soit le style
année 50 de la côté ouest des États-Unis, mi-orwellienne extraite de 1984. On
ne les voit que très peu interagir socialement, le sexe se pratique dans une
tour dessinée pour la circonstance, dans des salons éclairés aux néons et
meublés de canapés feutrés. La cellule familiale n’est qu’une vitrine où le
couple se forme par intérêt et les enfants sont conçus dans l’unique promesse
de les obtenir aussi performants que possibles. Les autres sont sales, vêtus de
nippes tricotées, assemblées en un patchwork suintant le désœuvrement,
désespérés d’être enfermés dans cette périphérie où plus rien ne brille.
Néanmoins ils cultivent l’entre aide et le dialogue, les actes gratuit et les
sentiments, une poignée de phénomènes qui semble avoir déserté la ville, de
l’autre coté du mur.
Dans
un monde l’espace public est perdu, les habitants vivent à l’intérieur de leurs
appartements minimalistes ou affairés dans leurs holdings, les enfants ne vont
plus à l’école et se côtoient non plus pour jouer mais pour s’affronter dans
des joutes verbales. Le multimédia a envahit
toutes les surfaces planes; télés incrustées sur les baies vitrées, tablettes
marquetées dans la table du salon, vidéophones introduits dans le tableau de
bord des bagnoles vintages. L’information, changeante, diarrhéique, sans
analyse, mais accessible à tous, sourd de ces tentures digitales omniprésentes
dont la source est contrôlée par les grands ministères. Un état soucieux de
lisser son image devant sa populace, de servir les intérêts des grandes
multinationales puisqu’elles garantissent l’emploi, l’or nouveau de cette
civilisation coupée de ses racines.
Les
pilules donnent l’espoir d’une performance améliorée mais les médicaments
échouent dans la promesse de guérison. Angoisse. Perdre son job à cause d’une
maladie signifie invariablement un atterrissage forcée dans la zone. La maladie
dégénérative guette, le taux de chômage a atteint son acmé et le tupperware ne
fait plus l’objet des réunions conviviales où s’échangeait la recette du
pudding à l’ananas. Il n’y a plus de vert, de feuilles, de paysages naturels,
de matière organique hors mis cet Homo sapiens survivant d’on ne sait
quelle fission de l’évolution l’ayant ségrégué du reste du monde vivant.
L’eau
n’est plus potable. C’est une multinationale qui assume son retour à la pureté
(ce qu’elle dit…). Traduisez: ce qui était présent naturellement dans les
nappes nécessite aujourd’hui un traitement infiniment complexe pour retrouver
sa valeur fondamentale nécessaire aux êtres dotés d’ADN, c’est à dire nous, le
mille-patte, le bonsaï-ficus ou le rhinocéros laineux. Cette oligopole est le
théâtre de l’intrigue où les postes de pouvoir sont convoités comme les lions convoitent
une antilope à terre, où les performances sont contrôlées en temps réel, et les
pauses déjeuner minutées à la manière de la cuisson de l’œuf coque. Dans la
zone, inutile d’imaginer que l’eau potable n’est qu’une denrée rare dont le
manque est comblé par la vente au marché noir d’une drogue magique qui permet
de neutraliser la soif.
Mais
surprise. Suite à la libération d’un haut fonctionnaire, la première ministre
(car attention on féminise les titres, summum de l’anticipation) annonce
qu’elles va créer 10000 emplois pour que les zonards puissent se payer eux
aussi les faveurs de la ville. Mais la sélection va être rude et l’ensemble des
candidats à ces postes de «solidaires» devra se frotter aux tortues ninja qui
pilotent l’opération comme s’ils avaient une armée de chien enragés à
contrôler. Cela nous paraît d’une outrance sans nom mais n’est-ce pas plus tard
que la semaine passée que j’ai vu cette vidéo d’une militante de 74 ans se
faisant plaquée au sol par 4 CRS pour avoir déplacé une barrière? J’ai rêvé,
n’est-ce pas? Sous couvert de l’ordre publique, ces individus seraient capables
de retourner les coudes et les poignées d’une personne (notre amie? notre mère?
notre grand-mère?) déjà jugulée par la main poilue d’un super-policier. Non,
allons donc j’exagère toujours!
Dans
la zone, la résistance s’organise en cachette des autres zonards. On les nomme
activistes. Ils sont pas forcément bien vus par leurs confrères et consœurs
zonard-e-s puisque ces derniers rêvent parfois de rejoindre les rangs de la
ville, de pouvoir s’offrir des costumes sur mesure et des parfums de luxe. Les
activistes ont piraté les réseaux, séquestré des dirigeants, placé des espions
et organisé une société parallèle. A ce stade de la série, un chapelé de mot
atterrissent sur la bouche de mon voisin qui regarde comme moi en replay et à
ses heures perdue la série: OTRO MUNDO ES POSSIBLE. Pour ma part, j’écarquille
les yeux devant l’évidence: TREPALIUM n’est rien d’autre que l’éviscération de
notre société moderne, le spectacle d’une chirurgie délicate et didactique
destiné à nous montrer son fonctionnement de l’intérieur. Et j’ai beau me
creuser la cervelle, mobiliser toute la bonne volonté qui m’habite, ladite
anticipation de cette série ne dépasse pas le stade du fantasme.