N’existe-t-il pas des événements qui orientent votre existence dans une nouvelle direction? Un événement-courbe si vous préférez. Là, ce n’est plus Joséphine qui parle, c’est moi, votre conteuse du début. Permettez-moi de faire ce commentaire. Qui ne peut en effet dénicher un événement appartenant à cette catégorie? Cherchez bien, il est posé quelque part sur le tracé de votre vie. Localisez-le, attrapez-le, serrez-le bien fort –il se débat, il est nerveux l’animal- et rendez-vous compte: sans cet événement, la suite de votre histoire devient subitement une énigme. Que serais-je devenu? Qu’aurais-je fait?
Joséphine aussi était de cet avis. «Le week-end qui suivi, j’ai donc fermé le bar. On était en décembre, il faisait froid et les promenades sur les berges du canal se faisaient rares. Cela réduisait le nombre de clients». Joséphine ouvrit la boîte en ferraille et en sortit une photo. On y voyait deux gamins, à plat ventre sur les luges, tirer la langue au photographe. «Des chutes de neige avaient adouci la campagne prés d’Auxerre où ma sœur avait sa maison. J’avais emmené les mômes chez elle.
Leur père n’a pas appelé du week-end, ce qui m’a profondément étonnée et dans une autre mesure alertée. Cependant, le dimanche soir, quand je descendis du wagon avec les garçons en gare de Lyon, il était là, devant la terrasse du Train Bleu. Il avait même une mine plutôt réjouie. J’ai pensé sur le moment que cette courte retraite l’avait remis d’aplomb».
Joséphine nous faisait passer la photo. Mon voisin de comptoir, un homme qui fumait Gold Leaf sur Gold Leaf me la tendit. Au dos étaient inscrits à l’encre noire le mois et l’année où elle avait était prise. Dix ans. C’était l’âge de la photo et aussi les années qu’il fallait additionner à celles des deux «lugeurs» pour les imaginer aujourd’hui. La photo circulait. «Deux jeunes hommes suivant la voie de leur père, étudiant le droit à l’université Dauphine?». C’était un type en costard cravate qui avait parlé. Il n’avait pas dit un mot jusque là mais je l’avais remarqué. Le cuir de ses chaussures était assorti à celui de sa mallette qui se tenait bien droite sur le siège qu’il n’occupait pas. Un modèle un peu trop strict à mon goût avec des soufflets exagérément marqués sur les faces latérales. Mais le ton feuille-morte de ce cuir me plaisait. Costard-Cravate, décroisant les jambes, se leva de sa chaise. L’écho de ses talons frappant le carrelage résonna dans la salle. Il s’approcha du bar et lâcha la photo à côté du sucrier. Joséphine qui ne voulait pas perdre le fil de son histoire éluda la question: «Un autre jour ce sera leur tour, ne vous en faites pas. A propos, comment savez-vous que Bernard a étudié à Dauphine?» demanda-t-elle à Costard Cravate.
- Vous l’avez mentionné vous-même il y a quelques instants, dit Costard-Cravate sur un ton ferme.
- Je ne pense pas cher Monsieur répondit Joséphine du tac ou tac. Mais peu nous importe les dons divinatoires de nos auditeurs.
Costard-Cravate sortit un journal de sa mallette à click, un journal qu’il semblait avoir lu cent fois, et commanda un autre kir royal à Louis. Il le déplia et apparut une grille de mots croisés dont le texte situé au dessus était barré de noir.
Le couple prés de la fenêtre était parti. Joséphine reprit en élevant la voix pour couvrir le brouhaha émanant des bords du comptoir.
«Peu de temps après le week-end à Auxerre, il me fut donner à connaître la cause des changements d’humeur de notre ami Bernard. Le lundi soir, après le cours du droit du travail qu’il donnait aux étudiants de troisième cycle, il venait siroter un verre avec son ami Alfredo. Un kir royal justement –inutile de vous dire qu’elle avait regardé Costard-Cravate en apportant ce détail- Ce soir-là, ils en prirent plusieurs en commentant les prouesses de cet allemand Schumachin au grand prix d’Australie. Ils étaient grisés et Alfredo mit les bouts le premier prétextant un dossier à compléter. Alfredo était avocat au barreau du 10ième et défendait sans héroïsme les vieux qu’on voulait déloger, les voleurs à la tire, les locataires en cessation de paiement. C’était un homme altruiste mais il avait un faible: il aimait dormir avec les babysitters de ses enfants, qu’elles lui donnent de la purée de banane à la petite cuillère et qu’elles lui talquent le torse avant de s’endormir».
En entendant ces mots, Costard-Cravate leva le nez de sa grille et interrompit notre conteuse. Il paraissait outré:
- Madame, permettez-moi de vous faire observer que vous exposez la vie intime des habitants du quartier à des inconnus!
- A la bonne heure! dit Joséphine en mettant le poing sur la hanche comme si elle allait se mettre à chanter un refrain d’époque, un truc dans le genre Berthe Sylva, vous voyez?
Mais non, elle ne se mit pas à chanter.
- Qu’est-ce que vous vous imaginez, se défendit-elle en le regardant bien droit dans les yeux. Les personnes dont je vous parle vivaient dans les environs de la Grange aux Belles il y a plus de dix ans. Ils sont partis, je ne sais ce qu’ils sont devenus et je serais bien surprise de les revoir. Par ailleurs, je ne vous ai pas précisé mais je fais comme dans les livres: je change les noms de mes protagonistes. Bernard ne s’appelle pas Bernard, Alfredo, non plus. Il n’existe pas plus de Bernard que d’Alfredo, de Petra ou de Monica!
Monica? Je scrutai Joséphine avec un intérêt grandissant. Cette petite bonne-femme n’avait pas fini de me surprendre. Elle concoctait donc ses récits avec beaucoup de minutie sans laisser le moindre détail au hasard. Costard-Cravate avait tombé sa veste et semblait un peu nerveux. Le front luisant et il se tourna vers Gold Leaf sollicitant une cigarette. Joséphine reprit son récit.
FIN DE L EPISODE 3
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