«Alors? Ça vous en bouche un coin pas vrai Joséphine? m’avait dit Bernard. Dites-moi la vérité: vous a-t-on déjà adressé de pareilles lettres? Ah! Je me suis défendu Joséphine, je vous assure. J’ai résisté mais combien de temps pouvais-je?…»
Gold Leaf posa son dernier pion sur le formica de la table. Il m’en restait trois. C’était la deuxième partie consécutive que je perdais alors que j’avais mené quatre à trois dans cette première manche. Je me levai d’un bon:
- Joséphine bon sang, pourquoi avez-vous ces lettres? A ce moment, je crois que j’avais l’air un peu hystérique. Comment dire… je perdais le contrôle.
Joséphine ordonna les trois lettres, car en tout il y en avait trois, en éventail et les agita sous son nez avec un air narquois.
- Parce que Bernard me les a données. Enfin, non. Permettez-moi de corriger, il me les a confiées. Mais voyez-vous, je pense pas qu’il viendra les chercher. Elles ont atterrit dans ma boîte le jour où il a jugé qu’il était trop dangereux de les conserver dans sa propre demeure. C’était bien avant que Monica et lui emménagent ensemble.
- Allons, ne soyez pas si nerveuse, me dit Gold Leaf comme s’il ne prêtait aucune attention à l’histoire de Joséphine –c’était curieux d’ailleurs ce détachement de sa part. Toute la petite communauté rassemblée dans la salle semblait tenue en haleine par l’histoire de Bernard, sauf lui qui mélangeait placidement les dominos pour entreprendre une nouvelle partie. Ce n’est qu’un jeu Mademoiselle.
- Madame, corrigeais-je en arrangeant les dominos que je venais de piocher.
Depuis les baies vitrées, Patin-à-Roulettes se fraya un passage entre les chaises en formica et glissa jusqu’à nous. Il se saisit de la lettre que Joséphine avait déposé sur le comptoir et siffla en continu, vous savez de cette manière pour exprimer une surprise. Essayez pour voir. Voilà. A peu prés pareil. On s’attendait à un commentaire enthousiaste de sa part. Au contraire, son attitude montrait qu’il sombrait dans une profonde nostalgie.
Il regardait par terre ses patins qu’il faisait glisser. Le droit puis le gauche venaient alternativement choquer contre la partie inférieure du bar. Les mains accrochées au comptoir, il nageait dans ses souvenirs et nous en fit part à haute voix:
- Moi j’ai jamais eu qu’une histoire d’amour. C’était une fille plus âgée que moi. De neuf années. Elle m’appelait «petit mec». J’aimais bien. On s’était connu sur la pelouse du cinéma en plein air. Elle était venue en patins à roulettes elle aussi. Je ne l’avais pas remarquée mais à la fin de la séance elle m’interpella: «Et toi?! Tu descends en roue libre?». J’avais pas pigé sur le moment. Elle s’en rendit compte. Elle montra alors les patins à ses pieds et mima le geste de se barrer avec ses bras. Sur le chemin du retour, nous avons commenté le film. Je me suis toujours demandé pourquoi elle m’avait parlé à moi. Quand on s’est séparé devant son portail, nous avons convenu de nous revoir sans tarder. Elle avait l’air heureuse. De la poche de son chandail, elle avait sorti un petit bout de papier sur lequel elle nota son numéro. Lors de nos rencontres suivantes, nous n’arrêtions pas de parler. Elle d’elle et moi de moi. Quand je parlais, elle manifestait beaucoup d’intérêt. C’était agréable. Un thème nous plaisait particulièrement: le juste équilibre qu’il faut trouver dans la vie entre le temps consacré au travail et celui consacré au loisir et à la famille. Elle me plaisait, je crois que je lui plaisais aussi. Mais il ne s’est jamais rien passé. Elle était mon aînée, il était logique qu’elle prenne l’initiative. Cependant notre histoire a connu une impasse. Résignés comme si une force obscure nous condamnait à ne pas aller plus loin, nous avons cessé de nous voir.
J’avais écouté Patins-à-Roulettes et ne pu m’empêcher de lui dire:
- Pourquoi toujours attendre que l’autre se manifeste, qu’il ou elle fasse le premier pas. Regarde maintenant ce qu’il te reste, une occasion loupée. C’est tout. Tu es bien avancé avec cela.
Patins-à-Roulettes ne répondit rien. Je pouvais l’interpréter comme un assentiment ou comme une invitation à me taire. J’acceptais silencieusement les deux propositions. Il reposa la lettre sur le comptoir. Joséphine la remit dans son enveloppe avec ses taches opaques et l’enveloppe dans la boîte en fer. Gold leaf ne se lassait pas avec les dominos. Nous étions embarqués sur des manches de dix parties. Je tendis le bras vers son paquet et sortis une cigarette: «vous permettez?». Il prit un briquet dans sa poche et le déposa à coté des dominos. J’observai Joséphine et ses lettres du coin de l’œil.
- Et alors?
C’était ma voix. J’avais repris mon calme.
- C’est qu’avec le double six, je terminerais la partie en deux coups, m’annonça Gold-Leaf.
- Non, c’est pas à vous que je cause lui rétorquai-je, c’est à Joséphine. Je me tournai vers elle: alors, quoi? Elle lui envoie des lettres pour lui chauffer les sangs et puis?
Joséphine eut un petit rire bref et sec. Sur quoi j’arquais les sourcils. «Quand Bernard me montra les lettres, reprit Joséphine, son contenu n’était plus actuel. Il avait succombé. Il avait déjà mis du charbon dans la locomotive et elle avait démarré à toute vapeur.»
- En voilà un qui a du plomb dans la cervelle, commenta Patins-à-Roulette.
Il était monté sur un tabouret du comptoir, les roues de ses pieds calées sur la barre inférieure. De la poche de sa parka, il avait sorti un petit porte-clé ballon-de foot et le faisait rebondir sur le comptoir.
«Ne croyez pas si bien dire, poursuivit Joséphine. Bernard avait déjà entrepris une double vie; il voyait Monica secrètement et rentrait au foyer le soir comme un bon père de famille. Il offrait des fleurs à Petra dans ses moments aigus de culpabilité, emmenait ses fils à l’opéra voir des ballets russes durant lesquels Marcus et Angelus s’emmerdaient profondément entre nous soit dit. Mais pour ne pas offenser leur père et faire honneur à ses soudaines attentions, ils se taisaient. Bernard s’évertuait, se confondait en bonnes actions pour calfeutrer cette aventure qui, pensait-il se terminerait rapidement. Mais il n’était pas dans une amourette Bernard, je le voyais bien. Son intérêt grossissait et menaçait de tomber sur sa vie comme une avalanche. C’est que la petite était piquée elle aussi. A en croire les lettres, les heures interminables où elle l’attendait pour le voir ne serait-ce qu’une minute.
Puis un jour, il finit par m’avouer l’inavouable:
- J’ai envie de me lancer dans une nouvelle aventure avec elle. Ce n’est pas qu’une histoire de fesses, merde! Ne me regardez pas avec ces yeux Joséphine. Vous le savez comme moi, Petra est superbe et intelligente, pleine de créativité, tenez, elle a même remporté un prix au salon des sapins de Noël. Pour la meilleur innovation dans la catégorie «décoration d’intérieur». Mais entre nous, il n’y a jamais eu de passions. Il s’agit d’une entente respectueuse et tendre. Elle ne me remplit pas comme Monica. Monica est mes yeux, mon goût, mes pensées. Chaque pas que je fais, je souhaite qu’elle le fasse avec moi, qu’elle s’émerveille à mes côtés. Elle est gaie et terriblement talentueuse. Elle me supplie de ne pas en rester-là, de faire volte-face. De donner un tournant à ma vie. Son écriture est un théâtre vivant dont elle m’offre la représentation tous les jours. Joséphine, on ne vit qu’une fois! Si je sens que je peux être heureux tous les jours avec elle, pourquoi me priver? Pourquoi m’absoudre. J’ai le cœur dévoré et les mains brûlantes de désir. Désir de me lancer corps et âme dans cette nouvelle aventure. Pourquoi devrai-je me refuser Joséphine? Quel est le plus criminel? Vivre platement avec ma femme et feindre l’amour conjugal ou être honnête, dire adieu à ce que j’ai conquis pour la femme que j’aime vraiment».
- Demandez à Anna Gavalda, dis-je en posant un domino.
Joséphine était restée sourde à mon commentaire. Elle dit qu’elle n’avait rien répondu à Bernard. Elle lui avait seulement prêté une oreille forte. «Ayant terminé sa plaidoirie il paya ses consommations et s’en alla. Ce soir-là, il n’avait pas pris de kirs.
- Misez sur Caramel pour moi vendredi Joséphine. La course à Cagnes-sur-Mer.
J’avais noté son pari et il avait disparu dans la rue».
FIN DE L EPISODE 6
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