Un tableau de Hopper est une fenêtre inversée. On
ne regarde pas à travers elle. C’est elle qui dirige sur nous un regard
cyclopéen*. Blablabliblablabla.
Dans
un de ses tableaux il y a une femme dans un bureau, un immense bureau ou plutôt
rendu immense par une large baie vitrée donnant sur la rue. Un bureau. Office.
Les rues sont vides. Nous n’avons d’autres choix que de porter notre attention
sur cette lady mystérieuse sur le point d’ouvrir une lettre. Une lettre
attendue? Une lettre qui va révéler un passé inconnu? Une lettre qui va changer
sa vie? Une lettre qu’elle préfèrerait ne jamais lire ou tout simplement la
facture de la compagnie d’électricité ou un prospectus pour acheter un canapé à
crédit en payant en trois fois sans frais.
Hopper,
un voyeur ils disent. C’est vrai, dans ses toiles composées d’un fragment de
réalité, vus depuis l’extérieur on jurerait que les protagonistes n’ont aucune
conscience d’être observés. Observateur. Pilleur du privé. Mais n’est-ce pas
tout simplement une essence humaine? Regarder là où nous ne devrions pas dans
un but que chacun jugera à sa mesure: assouvir notre curiosité. On envisage
toujours la vie de nos voisins (dans l’avion, à la maison, dans la queue de la
poissonnerie au supermarché) comme lumineuse, radieuse, infiniment plus
intéressante que la nôtre. Alors même que celui-là a pleuré cinq minutes avant,
alors même que celle-là a foiré un entretien la veille. Voyeur du présent pour
retrouver dans la tristesse du prochain celle qui nage au fond de nos propres
entrailles en silence. Désespoir devant «cette vie-là est définitivement mieux
que la mienne». Désespoir devant «il y aurait donc de la mélancolie derrière
cette façade sans faille».
Le
voyeurisme ne nous mène nulle part. Que reste-t-il après avoir ouvert ces pages
pour voir s’il s’y trouvait un nouveau post et bien évidemment prendre
connaissance de son contenu? On lit, un clic et l’écran se change en autre
chose, la page se ferme, on se retourne et quelqu’un nous a vu: tu fais quoi?
C’est l’histoire de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme.
C’est l’histoire du voyeur qui regarde le voyeur qui regarde le voyeur qui
regarde le voyeur qui regarde.
L’intelligence du voyeur cependant, celle qui assure
sa longévité en tant que voyeur est de veiller à ne jamais éveiller le soupçon.
Dans les toiles d’Hopper qui travaille avec une caméra invisible pour peindre
des plans fixes de scènes américaines, dans ces cadres finement étudiés on ne
saurait en effet jamais y déceler les poils de la perche. L’imaginer pourrait
être en outre un sujet pour tourner en dérision toute cette agitation qui se
crée lorsqu’une exposition d’envergure se tient au Grand Palais (exposition
pour laquelle bien sûr je déploierais mon énergie, mon savoir et vendrais mes
bijoux de famille -ils sont peu nombreux- -mais quand même- si jamais on
m’empêchait de m’y rendre). Vu ou être vu, that is the question.
* Peter Schjeldahl in
Télérama Hors-Série. Octobre 2012